Mar
17

Photo : Mathias P.R. Reding (Pexels)

 

Il est difficile d’être spectateur de films et de séries, lecteur de romans ou d’essais, tranquillement installé chez soi, tandis que la guerre fait des ravages en Ukraine depuis le 24 février, sur notre continent, l’Europe, où la paix était pourtant une valeur sûre. Cette guerre que mène la Russie contre l’Ukraine provoque des réactions intenses en France et dans le monde entier. C’est le retour du tragique dans l’Histoire, et cette histoire est la nôtre. Les images d’Ukraine, villes et campagnes ravagées, populations hagardes déambulant dans les ruines ou sur les routes de l’exode, hommes, femmes et enfants morts ou blessés, par centaines et par milliers, hôpitaux ou centres médicaux atteints ou détruits par des obus, tout cela suscite une énorme émotion. De même, les témoignages de la population ukrainienne reproduits dans la presse, à la radio ou à la télévision, nous bouleversent, nous nous sentons proches des Ukrainiens, parce que l’Ukraine est un pays démocratique qui a élu comme président un jeune comédien humoristique d’origine juive qui, dans ces circonstances dramatiques, a endossé avec panache son rôle de patriote, défendant avec vaillance l’intégrité et l’honneur de son pays. Kiev et Odessa sont des noms de villes qui nous sont familiers, elles font partie de l’Europe, de notre civilisation. Pour de multiples raisons : Soutien à l’Ukraine !

Vient de paraître la correspondance de François Truffaut avec des écrivains (1948-1984), chez Gallimard. Par ordre d’entrée en scène : Jean Cocteau et Jean Genet, les deux premiers écrivains avec qui François Truffaut entreprend une correspondance. Il écrit à Cocteau le 10 novembre 1948, il a tout juste 16 ans et anime avec son ami d’enfance Robert Lachenay un ciné-club, le Cercle Cinémane. Leur intention est de projeter Le Sang d’un poète au Cluny-Palace, boulevard Saint-Germain (une salle aujourd’hui disparue). Comment faire pour obtenir une copie ? Henri Langlois, le directeur de la Cinémathèque française, la leur refuse, il n’a pas confiance, sans doute craint-il que les deux jeunes abîment la copie du film. Truffaut, non sans culot, sollicite Cocteau en personne. « De votre présence ou absence dépend la vie ou la mort du Cercle Cinémane », lui écrit-il. Ce sera la mort. En effet, le père du jeune François, Roland Truffaut, qui en a marre d’éponger les dettes de son fils (qui n’est d’ailleurs pas son vrai fils, mais il l’a adopté) décide le faire enfermer dans un Centre pour mineurs délinquants à Versailles. Ce sera le début des années de galère du jeune Truffaut, si bien racontées dans Les Quatre Cents Coups. On se souvient des scènes où Jean-Pierre Léaud, son acteur fétiche et alter ego, est enfermé dans un centre de mineurs délinquants dont il décide de s’échapper. C’est la fin du film, avec la partie de football entre adolescents, et l’échappée solitaire du jeune Antoine Doinel courant vers le bord de mer, avec ce regard-caméra devenu historique, le dernier plan du film. Lors de la présentation du film à Cannes, en mai 1959, Jean Cocteau est là, à côté de Truffaut, timide, le regard apeuré, tandis que le jeune Léaud est porté en triomphe. Truffaut et Cocteau, une relation amicale qui dura jusqu’à la mort du poète survenue en 1963.

Sa première lettre à Jean Genet est datée du 19 mars 1951 ; Truffaut l’écrit depuis une prison militaire à Andernach, en Allemagne où, à la suite à une déception amoureuse, il s’est engagé dans l’armée française. C’est plus fort que lui, lors d’une permission il a choisi de déserter, préférant fréquenter la Cinémathèque à Paris, s’est fait attraper, il croupit dans sa cellule, puni d’avoir déserté – il n’en sortira que le 20 février 1952. Durant ce séjour en prison, Genet lui expédie livres et cigarettes, mots d’encouragement, il lui rend même visite, une amitié naît entre les deux hommes, Genet se reconnaît volontiers dans le jeune Truffaut au crâne rasé, rebelle à toute discipline, vêtu d’une tenue de prisonnier militaire. Leur amitié durera une bonne dizaine d’années, avant une fâcherie survenue en 1962, Genet reprochant au jeune cinéaste auréolé du succès des Quatre Cents Coups une attitude trop distante envers un des jeunes protégés de l’auteur du Journal du voleur.

La troisième personne, écrivaine, avec laquelle Truffaut se lie et entame une correspondance assidue est Louise de Vilmorin. Leur correspondance commence en 1951, Truffaut n’a que 19 ans, et elle durera plusieurs années. Louise de Vilmorin, qui tient salon à Verrières, intime de Malraux, a fait la connaissance du jeune Truffaut lors d’un concours d’éloquence, en avril 1950, à Paris, au Club du Faubourg tenu par Léo Poldès. Truffaut y pratique brillamment l’art oratoire, manière sans doute de vaincre sa timidité. Il y excellera. Les échanges épistolaires entre Truffaut et Louise de Vilmorin sont marqués par une vraie courtoisie, un respect mutuel et galant. Née en 1902, l’écrivaine a alors cinquante ans, quand Truffaut approche la vingtaine. Le jeune homme s’exerce à l’art d’écrire à une femme auréolée du prestige d’avoir été l’autrice de Madame de…, que Max Ophuls réalisera en 1953, avec Danielle Darrieux et Vittorio De Sica. Ophuls sera un des cinéastes de chevet du jeune critique Truffaut, qui faillit même devenir son assistant sur Lola Montès, quelques années plus tard. Louise de Vilmorin inspirera Truffaut dans certaines figures féminines de son cinéma, Fabienne Tabard par exemple, admirablement jouée par Delphine Seyrig dans Baisers volés, envers qui Antoine Doinel nourrit une relation ouvertement amoureuse et timide.

Ce talent et ce culot du jeune Truffaut auteurs de lettres à des écrivains – outre Cocteau, Genet et Louise de Vilmorin, il eut ensuite une vraie correspondance avec Henri Pierre Roché (dont il adaptera deux romans : Jules et Jim en 1962, et Deux Anglaises et le Continent en 1971), Jacques Audiberti, Maurice Pons (dont Truffaut adapta une nouvelle en 1957 pour son court métrage Les Mistons), plus tard certains auteurs de la « Série noire » comme David Goodis, William Irish, sans oublier la riche correspondance entre Truffaut et Ray Bradbury, auteur du roman Fahrenheit 451, correspondance couvrant les longues années de préparation du film, ponctuées d’atermoiements, entre 1962 et 1965, le film se tournant enfin en janvier 1966 dans les studios de Pinewood, à Londres, toute cette correspondance avec des écrivains me semble marquée par deux traits essentiels. Tout d’abord une volonté farouche d’un jeune autodidacte (Truffaut n’a aucun diplôme scolaire en poche, il fut même un cancre, préférant faire l’école buissonnière avec son ami Lachenay) de côtoyer le monde littéraire, à travers un exercice d’admiration dont il avait le secret. Dans ses lettres marquées d’une réelle courtoisie et d’un vrai talent littéraire, le jeune Truffaut, et plus tard l’homme aguerri devenu cinéaste, manifeste un sens de la formule, de la pirouette, de l’adresse à des personnalités littéraires, faisant presque jeu égal dans le style épistolaire. Ecrire des lettres revient pour lui à s’élever dans un monde dont il perçoit vite les codes et les usages, une manière évidente d’affirmer déjà sa personnalité. L’autre dimension qui émane de cette correspondance avec des écrivains, relève de l’utilité scénaristique. Devenu cinéaste, il écrit à des écrivains et romanciers, ou parfois répond à des sollicitations de certains ou via leurs éditeurs, en vue d’adapter des romans. Sur les vingt-et-un longs métrages qu’il réalisa, entre 1959 et 1983, depuis Les Quatre Cents Coups jusqu’à Vivement dimanche ! son dernier film, Truffaut adapta à onze reprise des romans – soit à peu près la moitié de son œuvre. Le livre tint dans sa vie de lecteur, puis de critique, enfin de scénariste et réalisateur, une place primordiale. Il avait coutume d’acheter en plusieurs exemplaires les livres qu’il aimait, romans ou essais, biographies, un genre qu’il adorait, pour les offrir à des proches. En plus d’être un homme-cinéma, Truffaut était aussi un homme-livres. Ce dont témoigne admirablement la fin de Fahrenheit 451, lorsque les personnages, hommes et femmes, épris de liberté, se mettent à apprendre par cœur un roman entier, imaginant ainsi le sauver du feu et de l’oubli.
Il faut saluer l’excellent travail de Bernard Bastide, auteur de cette Correspondance avec des écrivains, pour l’important travail de classement et de recherche, pour la préface et les annotations indispensables au lecteur pour une meilleure compréhension de l’œuvre littéraire et épistolaire de François Truffaut.

J’aimerais recommander un autre livre, celui de Bertrand Blier qui a pour titre : Fragile des bronches. On imagine que le personnage principal, qui s’appelle Jean-Michel Céleste, est un double de Bertrand Blier, âgé de 15 ans. Fils unique, il vit avec ses parents ; Raymond son père est un acteur très populaire, au cinéma comme au théâtre, souvent en tournage ou en tournée, tandis que Gisèle sa mère, passablement neurasthénique, vit et déambule dans son appartement en peignoir. Heureusement elle a Jacques, personnage ridicule mais sympathique qui est son amant, vendeur de machines à laver de son état, rencontré au cours d’un séjour en montagne où elle s’est rendue avec son fils Jean-Michel qui a besoin de l’air de la montagne pour soigner sa toux. Il y a aussi le copain de Jean-Michel, l’inséparable Blumberg, les deux amis s’envoient sans arrêt des vacheries, mais sont liés par une grande complicité et l’amour du jazz. Fragile des bronches est un livre très dialogué, extrêmement drôle et pince-sans-rire, loufoque et débridé, décapant et insolent, illogique, comme le sont souvent l’art et l’écriture de Bertrand Blier cinéaste. La trace ou l’empreinte de son œuvre cinématographique y est très présente, tantôt côté Buffet froid, tantôt côté Les Valseuses, ou d’autres de ses films. Le cinéma se lit donc entre les lignes, il est là, il affleure dans chaque page. Ce pourrait être une bande dessinée, on imagine presque les dessins au-dessus ou à côté du texte qui serait entouré dans des bulles, comme une véritable bd, tandis que Jean-Michel, sorte de Grand Duduche légèrement mélancolique, irait de scène en scène en racontant sa jeunesse parisienne, son premier amour avec Nicole, une fille de diplomate, son amour du jazz, tendance Sydney Bechet plutôt que John Coltrane, sa rencontre, émouvante, avec Henri-Georges Clouzot, l’ami de son père, à Saint-Paul de Vence.
Ce livre, récit ou roman, ne viendrait-il pas à la place d’un film qu’aurait aimé réaliser Bertrand Blier ? Quel film cela aurait donné ? Fragile des bronches pourrait-il faire l’objet d’une adaptation au théâtre ? Ou d’une lecture publique, avec plusieurs acteurs et actrices, ou lecteurs et lectrices ? Le plaisir en serait largement garanti. Ni un film ni une pièce, ce livre se lit vite et avec plaisir, on passe d’une scène à l’autre, on rit, cela ressemble parfois à du Jacques Tati par le caractère burlesque et incongru des situations, jeux de mots ou gags, on passe sans arrêt du coq à l’âne, ça rebondit, on se marre, on a vraiment envie d’être dans l’histoire, et on est triste quand Jacques, qui est vendeur de machines à laver, annonce qu’il veut la quitter, cette histoire. Bertrand Blier, aidé par Eva Bester, s’est vraiment marré à écrire ce livre. Et il nous transmet joyeusement son plaisir.

François Truffaut, Correspondance avec des écrivains, 1948-1984. Edition établie et présentée par Bernard Bastide. Gallimard.

Bertrand Blier, Fragile des bronches. Éditions Seghers.

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Jan
20

Bonne année à toutes et à tous ! Il est d’usage d’introduire ce blog par des vœux adressés aux auteurs et autrices, ainsi qu’à tous les membres de la SACD, sans oublier le personnel. Une année sereine et enrichissante, pour chacun et chacune.

Pour commencer, rendons hommage aux morts, l’oubli étant ce qu’il y a de pire pour des artistes. A Jean-Jacques Beineix, l’auteur de Diva, La Lune dans le caniveau et de 37°2 le matin, œuvre iconique marquante des années 80 s’il en fut, mort à l’âge de soixante-quinze ans. A Michel Subor, acteur trop discret mais à la forte présence, personnalité attachante découverte au tout début des années 60 par Roger Vadim dans La Bride sur le cou, avec Brigitte Bardot, et surtout par Godard dans Le Petit soldat, réalisé en 1961, quelque temps interdit à la demande d’un député qui se nommait… Jean-Marie Le Pen, le film traitant de la guerre d’Algérie et de la torture exercée par l’armée française.

Michel Subor était également la voix off de Jules et Jim de François Truffaut, une voix chaude et rapide, parlant à la quatrième vitesse. On retrouve Subor dans L’Étau d’Hitchcock, parmi d’autres acteurs et actrices français, Dany Robin, Michel Piccoli, Philippe Noiret et Claude Jade. Sa carrière connaît des hauts et bas, mais il faut signaler sa présence dans deux films de Gérard Blain, cinéaste à redécouvrir, mort en 2000 à l’âge de 70 ans : Le Rebelle (1980) et Ainsi soit-il (2000), auteur d’une poignée de films, tous singuliers. Claire Denis relance la carrière de Michel Subor en le dirigeant dans Beau travail en 1999, puis L’Intrus en 2004, White Material en 2009 et Les Salauds en 2013. Je n’oublie pas son apparition dans le beau film de Philippe Garrel, Sauvage innocence, coécrit avec Marc Cholodenko et Arlette Langmann. Notons au passage que Subor a joué dans un film à la fois mythique et invisible, perdu semble-t-il, l’unique film réalisé par Paul Gégauff intitulé Le reflux, tourné en 1965, dont on espère retrouver la trace un jour. Gégauff fut le scénariste de Rohmer et de Chabrol, inspirateur de plusieurs de leurs films, sous le côté dandy de droite, pour aller vite.

Enfin, hier l’annonce brutale de la disparition de Gaspard Ulliel, due à un accident de ski en Savoie, acteur jeune et talentueux, à la beauté d’ange, à la fois séduisant et secret. Il avait déjà derrière lui une belle carrière, à la télévision comme au cinéma, dans des films d’auteurs – de André Téchiné à Bertrand Bonello, en passant par Bertrand Tavernier, Jean-Pierre Jeunet, Rithy Panh, Benoit Jacquot, Brigitte Roüan, Guillaume Nicloux, Xavier Dolan, Pierre Schoeller, Emmanuel Mouret ou Justine Triet. Il venait d’achever une série pour Disney, Moon Knight, que nous découvrions cette année, ce qui nous fera ressentir plus fortement encore la profonde tristesse que nous ressentons à l’annonce de sa disparition. Gaspard Ulliel n’avait que 37 ans.

« Il fallait sauver l’œuvre de Jean Eustache », lit-on en gros dans Le Monde daté du 21 janvier 2022. La phrase est de Charles Gillibert, producteur de films (CG Cinéma : tout récemment Annette de Léos Carax, Bergman Island de Mia Hansen-Love), et nouveau président des Films du Losange, la société de distribution créée en 1962 par Éric Rohmer et Barbet Schroeder, longtemps et jusque très récemment dirigée par Margaret Menegoz. Charles Gillibert s’est associé à Alexis Dantec et Jacques Veyrat, pour racheter cette société indépendante dont le catalogue est connu du monde entier – il comprend non seulement toute l’œuvre de Rohmer, mais également des films d’autres cinéastes tels que Jacques Rivette, Michael Haneke, Andrzej Wajda, Barbet Schroeder, Jean-François Stévenin, entre autres. Et Jean Eustache.

La bonne nouvelle, apprend-on en lisant l’entretien paru dans Le Monde, c’est que La Maman et la Putain, le plus célèbre des films réalisés par Jean Eustache, va enfin faire l’objet d’une restauration numérique, Charles Gillibert ayant obtenu l’accord de Boris Eustache, l’ayant droit et fils du cinéaste. Cela faisait des années, voire des décennies que ce film était introuvable en DVD, sauf, en cherchant bien, dans une édition japonaise. Les droits étaient bloqués, malgré plusieurs tentatives de trouver un accord, toutes ayant échoué. C’est une bonne chose de savoir qu’il sera bientôt possible de redécouvrir ce film essentiel de l’œuvre d’Eustache, l’un des plus importants du cinéma français de ce dernier demi-siècle. D’abord à l’occasion d’une ressortie en salle, puis sur un support numérique. La Maman et la Putain avait fait scandale lors de sa projection officielle au Festival de Cannes en 1973, la même année que La Grande Bouffe de Marco Ferreri. Ingrid Bergman, qui présidait le jury cette année-là, fut paraît-il choquée par ces deux films, ce qui n’empêcha pas La Maman d’obtenir le Grand Prix Spécial du jury, la Palme d’or allant ex aequo à L’Épouvantail (Scarecrow) de Jerry Schatzberg et La Méprise (The Hireling) d’Alan Bridges. Un palmarès fait de compromis, semble-t-il. On se réjouit de pouvoir revoir, et pour beaucoup de jeunes spectateurs ou spectatrices, de découvrir sur grand écran, ce film, avec Jean-Pierre Léaud, Françoise Lebrun, Bernadette Lafont et Isabelle Weingarten. Il avait très fortement marqué son époque, et s’est inscrit dans l’histoire de notre cinéma. Par sa langue incroyable, et par sa vérité à la fois poétique et documentaire.

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Nov
22

Le cinéma recommence à voyager, malgré la crise sanitaire qui perdure un peu partout dans le monde. C’est dans sa nature de voyager, les films allant d’un festival à l’autre et d’une salle à l’autre, à travers le monde, à la rencontre de nouveaux publics et de nouveaux regards.

« Un film gagne beaucoup, d’avance, à être mexicain »,  écrivait Jacques Audiberti, ébloui par la beauté incandescente de l’actrice Ninon Sevilla. J’ai beau rechercher dans ses écrits sur le cinéma, réunis dans un ouvrage paru en 1996, Le Mur du fond, je n’ai pas retrouvé le texte dans lequel figure cet étrange axiome qui m’a toujours fait rire. J’en profite pour vous recommander la lecture de ce recueil de textes d’Audiberti, poète, dramaturge et romancier, que François Truffaut admirait énormément et qui l’inspira. Audiberti a écrit sur le cinéma pour Comoedia (dans les années 1941 à 1943), La Parisienne (de 1950 à 1953), les Cahiers du cinéma (de 1953 à 1956), Arts et la revue de la NRF (de 1957 à 1959). Il avait une manière très singulière de parler des films qu’il voyait, c’était à chaque fois une rencontre insolite, une sorte d’aventure excitante, qui l’amenait à en faire le récit souvent cocasse à ses lecteurs. Il se considérait au sens fort du terme comme un amateur de films, entrant dans chacun avec humour et légèreté, découvrant ici et là tout ce qui fait le caractère unique d’un film, qu’il soit bon ou qu’il soit un navet.

Justement le Mexique ! Je m’y suis rendu pour la première fois il y a quelques semaines à l’occasion d’un festival qui se déroule à Morelia, une très belle ville de la province de Michoacán, située à trois heures de route de Mexico City. Des amis cinéphiles et cinéastes m’avaient parlé de Morelia avec enthousiasme. Bertrand Tavernier a laissé un excellent souvenir de son passage, de même que James Ivory, Olivier Assayas et beaucoup d’autres. Cette année, l’invité d’honneur était Leos Carax, et son film Annette faisait l’ouverture du festival. Il y avait aussi une rétrospective de ses films. . Volker Schlöndorff, membre du jury, est un habitué du Mexique, depuis qu’il fut l’assistant de Louis Malle sur Viva Maria!, une grosse production tournée en 1964 au Mexique, avec Brigitte Bardot et Jeanne Moreau. Les projections officielles ont lieu au Teatro Mariano Matamoros, superbement restauré, avec une belle et grande salle pouvant accueillir plusieurs centaines de spectateurs. D’autres films français, comme Bergman Island de Mia Hansen-Løve, Titane de Julia Ducournau, L’Événement d’Audrey Diwan, étaient également programmés, preuve de la vitalité du cinéma français contemporain hors de nos frontières.

Au Cinépolis, un multiplexe de 5 salles, j’ai découvert un cinéaste mexicain dont je n’avais jamais vu aucun film : Juan Bustillo Oro (1904-1989). Il appartient pourtant au riche patrimoine cinématographique mexicain, au même titre que Emilio Fernández et Roberto Gavaldon. J’ai pu découvrir trois de ses films : Dos monjes (Deux moines) réalisé en 1934, d’inspiration gothique et très expressif sur le plan du jeu et des sentiments, El hombre sin rostro (1950, avec le célèbre Arturo de Cordoba, qui jouait le rôle principal dans le magnifique El de Luis Buñuel), et El asesino X, un thriller tourné en 1955, mais cela me suffit pour affirmer qu’il y a là un auteur à découvrir et un continent à explorer, qui fait la part belle au mélodrame et au désir sexuel contrarié. Juan Bustillo Oro a réalisé une soixantaine de films, couvrant la période d’un âge d’or du cinéma mexicain, porté par des metteurs en scène adeptes de la comédie, du mélodrame et du film policier, de grands directeurs de la photographie (Agustín Jiménez, Victor Herrera et d’autres), des actrices et acteurs considérés comme des stars dans leur pays.

Daniela Michel, directrice du festival de Morelia, présente à chaque projection de la rétrospective dont elle est à l’origine, me parle avec émotion de Pierre Rissient, venu souvent à Morelia où il a laissé une trace inoubliable, au point d’avoir son nom inscrit sur un siège de la salle 5 du Cinépolis : le premier fauteuil de la première rangée, là où il avait coutume de s’assoir pour voir des films. Cela vaut plus qu’une médaille ! Disparu le 6 mai 2018, Pierre Rissient a durant toute sa vie de cinéphile sillonné le monde tel un véritable découvreur de talents : aux Philippines (Lino Brocka), un peu partout en Asie, en Australie ou en Nouvelle-Zélande où il fut le premier à repérer les courts métrages de Jane Campion réalisés au début des années 80, avant de la convaincre de présenter Sweetie, son premier long réalisé en 1989, en compétition officielle au Festival de Cannes cette année-là.

Pierre Rissient joua également un rôle essentiel auprès de Clint Eastwood, dont il fut l’ami et le conseiller jusqu’à sa mort. C’est à lui qu’Eastwood doit en partie sa reconnaissance critique en France, qui date de la rétrospective organisée en 1986 à la Cinémathèque de Chaillot. Jusqu’alors, la critique française se montrait méfiante, pour des raisons surtout idéologiques, résumant son travail au rôle de justicier dans la peau de l’Inspecteur Harry, à peine curieuse à l’égard de ses premiers films : de Play Misty for Me à Josey Wales hors-la-loi, sans oublier Bronco Billy et Honkytonk Man. La venue d’Eastwood à Chaillot fut déterminante pour qu’il soit enfin pris au sérieux comme cinéaste. Pur hasard, Cry Macho, son dernier film, se déroule au Mexique ; il y joue le rôle d’un vieil homme taciturne, ancien champion de rodéo, personnage solitaire venu de l’Amérique profonde amené à sillonner le Mexique pour rapatrier le jeune Rafo (Eduardo Minett) auprès de son géniteur de père, et fuir ainsi les nombreux racketteurs mafieux. Avec ses valeurs anciennes d’homme blanc réactionnaire, Eastwood joue paradoxalement un rôle éminemment progressiste, comme dans la plupart de ses films : il transmet au jeune de solides valeurs humaines et lui apprend à dompter les chevaux sauvages. Ses yeux ridés se plissent, mais il continue de regarder le monde et ses turpitudes d’un œil étonné de moraliste.

A Morelia, j’ai aussi vu deux films de cinéastes reconnus internationalement, Jane Campion et Paolo Sorrentino, dont les derniers opus ont en commun d’être financés par Netflix : The Power of the Dog (Le Pouvoir du chien) et The Hand of God (E stata la mano di Dio, La Main de Dieu). Il n’entre pas dans mon rôle ici de faire la critique de ces films, mais de pointer un aspect qui me paraît nouveau et possiblement problématique : l’absence de réels producteurs dans des films d’auteurs internationaux à forte ambition. Il est probable qu’avec le développement exceptionnel d’une plateforme comme Netflix, déjà forte de ses deux cents et quelques millions d’abonnés, nous ayons dorénavant souvent affaire à des films ambitieux signés par de grands réalisateurs internationaux, en se passant pour ainsi dire de vrais producteurs à même de dialoguer avec les auteurs, de leur fixer des limites ou de faire vivre les contraintes nécessaires à l’éclosion de leur talent. Ce qu’on appelait encore récemment le travail d’un producteur, ayant la responsabilité économique du film, se transforme en celui de producteur délégué – ce qui n’est pas exactement la même chose. Ces deux films, le premier un western cosmique, magnifiquement filmé, le deuxième, une saga familiale de bout en bout passionnante et fellinienne, sont directement voués à une diffusion sur la plateforme numérique, sans passage par le grand écran. Les deux ont été remarqués lors du dernier Festival de Venise où ils étaient en compétition. La question mérite d’être posée : peut-on se passer de vrais producteurs pour entreprendre de tels films ? Je ne connais pas la réponse, me contentant de constater que la nouvelle tendance consiste pour Netflix à enrôler les grands noms du cinéma international en leur offrant carte blanche. En gros : vous avez un chèque et toute la liberté artistique, mais vous perdez le grand écran. Cela sonne-t-il le glas de la production indépendante ? Cette nouvelle tendance aura-t-elle une influence esthétique sur la nature même des œuvres cinématographiques ? Je pense pouvoir dire que oui.

Dans Libération du 9 novembre, Jean Labadie, distributeur via sa société Le Pacte (nous lui devons d’avoir découvert ces dernières semaines le magnifique Onoda d’Arthur Harari, Flag Day de Sean Penn, La Fracture de Catherine Corsini et plus récemment Tre piani de Nanni Moretti), analyse lucidement la situation du cinéma d’auteur dans les salles en cette période incertaine d’automne. Labadie pointe du doigt la responsabilité de la communication gouvernementale, accusée d’avoir « systématiquement désigné les lieux de culture – par ailleurs qualifiés à répétition de « non essentiels » – comme des zones à risque, les fermant pendant des mois puis s’en servant de secteur test pour le pass sanitaire, a été absolument catastrophique ! » L’exploitation des films cités, et plus globalement celle du cinéma d’auteur, se situe 30% en dessous des espérances du secteur, une large partie du public n’ayant pas repris le chemin des salles de cinéma. « 7 millions d’entrées en moins en juillet et août, poursuit Labadie, par rapport aux résultats pré-covid ».

Le cinéma « commercial » s’en sort mieux. Mourir peut attendre va atteindre les 4 millions d’entrées, Dune s’en approche également, et seuls deux films français ont tiré leur épingle du jeu : Bac Nord (déjà 2,2 millions de spectateurs) et Boîte noire (près d’1,5 million, toujours en salle). Illusions perdues, le très beau film de Xavier Giannoli, adaptation de Balzac, fait une très belle carrière en salle (il pourrait atteindre le million d’entrées), Eiffel de Martin Bourboulon a passé le cap du million de spectateurs et continue son chemin. Mais plusieurs films d’auteurs découverts lors du Festival de Cannes en juillet dernier, sortis dans la foulée, mordent la poussière. Cela fait trop de peine de les mentionner, mais ils sont nombreux.

Labadie poursuit son analyse en constatant qu’un segment essentiel de la cinéphilie, le public « adulte », ne revient pas dans les salles découvrir des œuvres pourtant faites pour son goût. La cause ? « Le modèle de la consommation des films à la maison a gagné du terrain et il faut avouer que Netflix est passé maître de l’autopromotion permanente avec des moyens qui semblent illimités et un niveau de relais dans les médias que l’on est bien obligé de jalouser. » La cible est nette et précise : Netflix. Labadie aurait pu mentionner d’autres plateformes (par exemple Disney), auxquelles nombre de citoyens se sont abonnés durant les longs mois de confinement. Au-delà de l’effet conjoncturel, cette crise sanitaire qui n’en finit pas, s’estompe puis renaît de manière larvée et nous empoisonne la vie, une partie du public qui fréquentait les salles de cinéma a déserté, préférant voir films et séries à domicile. Reviendra-t-il dans les salles ? Nul ne peut l’affirmer. Ce phénomène n’est pas français mais international. Le cas de la France a ceci de particulier qu’il existe dans notre pays une vraie cinématographie, avec ses atouts indéniables : une industrie en capacité de faire fonctionner tous les rouages, de la production d’œuvres à leur exploitation en salles, de l’écriture de scripts à la réalisation, en passant par la distribution, la vente à l’étranger, la diffusion sur des chaînes de télévision, tout cela orchestré selon des règles exigeantes et précises, ce qu’on appelle par exemple « la chronologie des médias ». Tout cet édifice, patiemment mis en place depuis des décennies, envié par de nombreux pays voisins (en Europe) ou lointains (la Corée), et s’adaptant plus ou moins facilement à l’apparition de nouveaux supports liés à la révolution numérique (les plateformes), permet au cinéma français non seulement d’exister et d’exister pleinement, avec une production forte et diversifiée, travaillant sur tous les genres (fictions, animation, documentaire, etc.), mais également de coproduire avec l’étranger (Belgique, Allemagne, Italie, Espagne, etc.) et de participer au financement de nombreux films conçus hors de l’hexagone, en Afrique, en Asie et en Amérique latine, qui n’existeraient pas sans le « coup de pouce » de la France – l’aide aux cinémas du monde / CNC. Cette « stratégie française » fondée sur la diversité permet au cinéma indépendant de s’épanouir partout où c’est possible, là où domine le cinéma américain. Fin connaisseur du secteur, Jean Labadie tire une sonnette d’alarme, constatant au passage que les aides gouvernementales récentes ont surtout été attribuées aux exploitants. Ce qu’il défend, c’est la distribution indépendante, garante de cette même diversité et qui risque de devenir le maillon faible de notre industrie. Cela mérite réflexion.

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